EPISODE 2 : UN PREMIER EXEMPLE INSPIRANT : LE PARLEMENT DES INVISIBLES
(OU POURQUOI IL EST ESSENTIEL DE REFLECHIR A LA REPRESENTATION)
En 2014, Pierre Rosanvallon lance une nouvelle collection « Raconter la vie ». Projet intellectuel, citoyen et participatif, il vise à constituer un Parlement des Invisibles. Une vingtaine de livres racontant les vies ordinaires et les aspirations quotidiennes, un site internet est ouvert.
Sa démarche m’a inspirée pour la série des Tisserands du 20e. Pour rendre compte de la diversité de la société.
Le pays ne se sent plus écouté ni représenté
Une des raisons de la crise démocratique – la montée du FN en est un symptôme – est que le pays ne se sent plus écouté.
Certes, les héritier.e.s d’une tradition revendicative ont accès aux médias et font entendre des colères, des oppositions. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. L’essentiel est invisible.
Etre invisible, c’est voir sa vie, son quotidien, non raconté. Donc implicitement méprisé. Cette invisibilité a un coût démocratique : elle laisse le champ libre à un langage politique factice, loin du réel.
Pour conjurer ce défaut de représentation, la tentation est forte d’invoquer un « peuple Un ». Mais il ne reflète en rien la diversité du monde social. Pour refonder la démocratie, il est donc urgent de raconter la diversité, la complexité, le pluriel de « peuple ».
Une coupure accentuée entre la société et les élu.e.s censé.e.s la représenter
Le monde politique a bien essayé de répondre à cette demande sociale par « la proximité », le « terrain ». Mais les partis politiques ont tendance à fonctionner en vase clos, autour des enjeux de conquêtes et d’exercice du pouvoir, et non autour du souci d’exprimer la société ou de gouverner l’avenir.
L’enjeu est de constituer un mouvement social d’un nouveau type, fondé sur l’interaction et l’échange. De donner consistance à la démocratie. Donc donner des voix et des visages au peuple souverain.
La difficulté de représenter
Etre représenté.e, c’est élire un.e représentant.e. C’est surtout voir ses intérêts et ses problèmes publiquement pris en compte, ses réalités vécues exposées.
Représenter, c’est à la fois exercer un mandat et restituer une image. La représentation allie l’expression de soi et la connaissance sociale. Représenter une société d’individus est le cœur de la difficulté démocratique.
Ces deux rôles – représentant.e et représenté.e – ne fonctionnent que s’ils communiquent véritablement durant l’exercice du mandat.
Chaque individu possède une voix dans le suffrage universel. De la somme des voix exprimées se dégage une majorité. Mais c’est une fiction de transformer cette majorité en totalité, de croire qu’elle est les représenté.es. C’est risquer d’y perdre la complexité, l’épaisseur du monde social.
Comprendre une société invisible et illisible
Les recompositions du capitalisme à partir des années 1980 ont brouillé la compréhension du monde social organisée autour de classes sociales.
Le travail s’est singularisé : les capacités individuelles de création, d’attention, d’engagement, de réactivité sont valorisées. Les bataillons d’ouvrier.e.s sont désormais constitués de conducteurs, livreurs, manutentionnaires, magasiniers, préparateurs de commande, réparateurs à domicile. Le cœur inexploré du travail invisible.
La nature même de la production a changé : l’innovation est devenue le principal facteur de production. L’économie de services s’est développée, où la qualité de la relation avec le consommateur est centrale.
Les lieux de travail ont changé : l’univers des entrepôts logistiques, des sociétés de service, des chauffeurs-livreurs, des dépanneurs a remplacé celui des usines géantes de la métallerie et de la chimie.
Les inégalités se sont individualisées : elles sont plus durement ressenties, car elles peuvent être parfois vécues comme un échec ou une incapacité individuelle.
Etre invisible et illisible, c’est à la fois être oublié et négligé. Pourtant,chacun.e estime avoir un droit égal à voir ses idées et ses jugements pris en compte, reconnus comme ayant une valeur.
Construire une représentation narration : tisser un monde commun
Raconter, c’est tisser à partir de multiples récits de vie et prises de parole les fils d’un monde commun. C’est permettre aux individus de se réapproprier leur existence et de se situer dans le monde. Donner la parole, rendre visible, aider à se mobiliser. A s’insérer dans une histoire collective. C’est lier un « je » à un « nous ».
Raconter, c’est constituer de véritables questions sociales à partir de situations quotidiennes. C’est constituer une communauté de citoyens comme communauté de préoccupation mutuelle. Raconter les malheurs comme les expériences positives, les fiertés, les réussites.
Une démocratie d’implication pour faire société commune
Par cette reconquête du sensible, la démocratie n’est pas seulement le pouvoir collectif, la délibération publique. Elle est aussi l’attention à toutes et tous, la prise en compte explicite de toutes les conditions.
Cette démarche permet de passer d’une démocratie de délégation à une démocratie d’implication. Une démocratie participative, où l’intervention des citoyen.e.s n’est pas restreinte au seul moment électoral. Une démocratie délibérative, insérant les décisions publiques dans un débat citoyen vivant. Une démocratie pas seulement comme régime politique, mais comme société d’individus pleinement égaux, reconnus et considérés.
Comme société commune.
Capable d’agir sur elle-même grâce à la connaissance d’elle-même
La réalité résiste quand elle est appréhendée avec des vieux concepts, quand les mots ne disent plus les choses. Elle est donc encore moins malléable, transformable.
Pour éviter de perdre pied avec la réalité, il est vital de rendre la société lisible. C’est-à-dire encourager l’intérêt pour autrui, d’augmenter la connaissance ordinaire qui rapproche les membres entre eux. Raconter pour reconstituer un monde commun, reconnu dans sa diversité et sa réalité.
Cela permet la confiance, essentielle pour mettre en œuvre la redistribution, les mécanismes de solidarité et de réciprocité. Cela permet la fabrication d’un monde commun, fraternel, sans lequel la démocratie ne peut vivre.